Le lithium : nouvelle piste anti-cancer ou simple biais de confusion ?

 

Malgré d’indéniables progrès, la médecine reste dans l’impossibilité d’expliquer avec précision les mécanismes d’action qui sous-tendent certains de ses traitements. Nombreux sont pourtant reconnus comme efficaces. Par ailleurs, bien des maux demeurent le champs d’investigations à la recherche de leur talon d’Achille. Les études alors menées réservent parfois des dénouements inattendus, des conclusions imprévues, des scenarii inespérés. Il faut donc persister à procéder par tâtonnements. De s’inspirer d’observations empiriques, voire des intuitions d’experts. L’imagination demeure ainsi autorisée par la science. Elle doit cependant rester soumise à l’implacable verdict d’une confirmation par l’expérimentation.

Les découvertes fortuites de stratégies médicamenteuses ont  permis de révolutionner les moyens de lutte contre les maladies. Il y a 1 siècle Fleming découvrait accidentellement la pénicilline. Des scientifiques s’interrogent aujourd’hui sur le possible effet anti-cancer d’un régulateur d’humeur.

Un récent article du British Journal of Psychiatry nous livre les raisons de cet engouement inattendu. Voici la traduction du résumé, tel qu’accessible dans la banque de données PubMed.

Résumé

Abstract de l'étude

Déclaration d'intérêt: Aucun. 

Contexte: Le lithium inhibe la glycogène synthase kinase-3, qui est une enzyme impliquée dans la pathogenèse du cancer. 

Objectif: Enquêter sur l'association entre le lithium et le risque de cancer chez les patients atteints de trouble bipolaire. 

Méthode: Une étude de cohorte rétrospective a été conçue à l'aide de la base de données nationale pour la recherche de l'assurance maladie (NHIRD) à Taiwan. Les patients utilisant du lithium étaient indexés selon la dose absorbée et les patients utilisant d'autres anticonvulsivants faisaient office de groupe témoin. Une régression statistique, fonction du temps, a été utilisée pour évaluer le risque relatif (RR) de développer un cancer. 

Résultats: Par rapport à l'exposition aux anticonvulsivants, l'exposition au lithium a été associée à un risque de cancer nettement inférieur (RR = 0,735, IC 95%: 0,554-0,974). Les risques respectifs pour le premier, le deuxième et le troisième tiers des groupes constitués selon les doses quotidiennes cumulées ont été de 0,762 (IC 95%: 0,516-1,125), 0,919 (IC 95%: 0,640-1,318) et 0,552 (IC 95%: 0,367-0,831). 

Conclusions: Le lithium semble associé à une réduction du risque global de cancer chez les patients atteints de trouble bipolaire. Une relation dose-dépendante pour la réduction du risque de cancer a été observée. 

© Le Collège royal des psychiatres 2016.

 

Cette séduisante étude est publiée par une revue internationale de grande notoriété. Néanmoins, des voix s’élèvent pour mettre en exergue les limites de cette apparente découverte. Une fois de plus, l’intérêt de conclusions tirées hâtivement est remis en question.

La publication est issue du célèbre British Journal of Psychiatry, dans son numéro de Novembre 2016. Tentons de comprendre les arguments avancés par les sceptiques. Entrons en détail dans les modalités de rédaction des résultats.

 

 L’étude

 

 

Modes de recueils des données et des résultats:

Le lithium est le traitement standard de la bipolarité. Son usage serait lié à un risque de cancer considérablement réduit, d’une façon dose-dépendante. Les chercheurs du « College of Pharmacy » de l’Université de Taiwan, ont ainsi constaté une réduction du risque de cancer, à hauteur de 45%, chez les patients atteints de trouble bipolaire ayant reçu les plus fortes doses cumulées de lithium. Cependant, certains experts s’interrogent sur la méthodologie utilisée pour obtenir de tels résultats.

« Nos résultats indiquent que l’utilisation du lithium était associée à une incidence globale plus faible de cancer chez les patients atteints de trouble bipolaire », a déclaré le premier auteur Yi-Hsin Yang.

Mécanismes d’action obscures:

Le lithium est un inhibiteur de l’enzyme GSK-3 (glycogène synthase kinase-3). Les auteurs notent que GSK-3 joue un rôle important dans de nombreuses maladies. Il en est ainsi du cancer, des troubles immunitaires, des troubles métaboliques, des maladies neurodégénératives et autres maladies neuropsychiatriques. Cependant, les résultats de la recherche sur les effets de l’inhibition de la GSK-3 ont été jusqu’à présent contradictoires. Certaines études montrent une association avec la survenue de tumeurs et d’autres en montrent une possible diminution.

Pour mieux comprendre l’effet du lithium dans le traitement des patients atteints de trouble bipolaire, les auteurs s’étaient tournés vers une base de données recueillies en population générale par l’assurance maladie de Taiwan. Ils ont identifié 4729 patients majeurs, présentant un trouble bipolaire. Parmi eux:

  • 370 (7,8%) utilisaient uniquement du lithium,
  • 3250 (68,7%) utilisaient uniquement du valproate (un anticonvulsivant)
  • 1109 (23,5%) utilisaient le lithium et l’anticonvulsivant en association.

Au total, 115 cas de cancer ont été identifiés chez ces patients.

Cette banque de données a donc permis de comparer l’incidence de survenue de cancers selon les traitements utilisés.

 

Résultats:

  • Dans le groupe des anticonvulsivants, 86 patients (2,65%) ont développé un cancer au cours du suivi (soit 4,74 cas pour 1000 personnes-années).
  • Dans le groupe lithium (combiné ou pas avec l’anticonvulsivant) 29 patients (1,96%) ont développé un cancer (soit 2,66 cas pour 1000 personnes-années).

Les taux d’incidence de cancers en « population bipolaire » étaient supérieurs à ceux observés dans le registre général du cancer de Taiwan (2,55 à 4,00 pour 1000 personnes-années). Ce résultat concorde avec des rapports précédents indiquant une incidence plus élevée de cancer chez les personnes atteintes de bipolarité. Le temps médian de suivi variait de 5,2 ans pour le groupe des anticonvulsivants à 7,5 ans pour le groupe du lithium (+/-anticonvulsivants).

 

Interprétations:

L’exposition au lithium a donc été associée à une réduction significative du risque global de cancer par rapport aux sujets qui ont utilisé uniquement l’anticonvulsivant (risque relatif = 0,735; intervalle de confiance à 95% [0,554 à 0,974]).

Pour la dose cumulée d’exposition au lithium la plus importante (dose recommandée en lithium pendant 215 jours ou plus), il a été observé un risque de cancer inférieure de 44,8% (RR = 0,552; IC à 95%: [0,367 à 0,831]) comparativement à celui des personnes qui n’ont été traitées que par l’anticonvulsivant. Pour une lithiémie efficace (dosages sanguins réguliers) de 0,90 mEq/l (preuve de l’adhésion au médicament sur une moyenne de 810 mg/j de carbonate de lithium ou 1187,1 mg/j de sulfate de lithium), un RR de 0,425 était relevé.

« Les patients bipolaires qui ont pris du lithium à posologie optimale auraient 57,5% moins de chances de développer un cancer par rapport aux patients bipolaires qui ont pris seulement un anticonvulsivant », a déclaré le Dr Yang.

Limites:

Pour les utilisateurs du lithium, la tendance à la réduction des risques de cancer s’est manifestée sur tous les types de cancers spécifiques répertoriés, à l’exception des cancers des os, de la peau et des tissus mous/conjonctifs (RR = 3.012, IC 95%: [0.798 – 11.365]) et des cancers génito-urinaires (RR = 1,014; IC à 95%: [0,472 – 2,179]). Bien que le risque plus élevé de cancer des os, de la peau et du tissu conjonctif soit surprenant, le Dr Yang considère que: «compte tenu du nombre limité de cas de ces cancers, des études futures seront nécessaires pour confirmer ces résultats».

Les patients du groupe lithium étaient plus jeunes que ceux du groupe anticonvulsivant (âge médian, 38,5 vs 45,9). Bien que le taux de comorbiditéss physique soit plus faible chez ces patients, comme le déterminent les scores d’indice de comorbidité de Charlson (P <0,001), le taux de comorbidités psychiatriques était plus élevé, à l’exception de l’anxiété.

Etant donné que le lithium n’est indiqué que pour le traitement du trouble bipolaire et des épisodes maniaques, on sait peu de choses sur les effets de ce médicament sur le cancer en dehors de cette population. Le niveau de preuve chez les personnes atteintes de bipolarité est néanmoins considérée comme importante par l’auteur. Toutes les études épidémiologiques ne montrent pas une augmentation de l’incidence du cancer dans la population de bipolaires. Quand c’est le cas, les auteurs attribuent cette augmentation à divers facteurs annexes.

«Les patients bipolaires ont un mode de vie moins sain : le tabagisme et la consommation d’alcool sont identifiés comme des facteurs de risque évitables pour le cancer», précise le Dr Yang.

D’autres part, la bipolarité déclenche une réponse immuno-inflammatoire. Certains niveaux de marqueurs liés à l’inflammation sont augmentés. C’est le cas de la CRP ultra-sensible et des antagonistes des récepteurs de l’interleukine-1. Cet état inflammatoire pourrait prédisposer les patients à des maladies liées à l’immunité comme le cancer. En outre, certaines études suggèrent que les hyperprolactinémies induites par les médicaments antipsychotiques pourraient être à l’origine d’un risque accru de cancer hormonodépendant féminin, comme le cancer du sein dans la schizophrénie féminine.

 

Critiques de l’étude:

Des précédents contradictoires

Dans une précédente étude, Anton Pottegård, professeur agrégé de pharmacologie clinique et de pharmacie à l’Université du Danemark, à Odense, a montré que l’utilisation du lithium au long cours n’engendrait pas un risque accru de cancer des voies urinaires supérieures. Il démentit ainsi une étude de plus petite dimension qui supposait un risque accru de néoplasie rénale…

Un manque cruel de rigueur

Concernant la présente étude, le Dr Pottegård juge que la méthodologie est fondée, à bien des égards, sur de la pure spéculation.

Premièrement, la constitution de groupes, selon le recours ou non à un anticonvulsivant, est arbitraire comme le déclare le pharmacologue à Medscape Medical News.

De même, la classification des personnes selon la «quantité totale de médicament absorbée» pose problème. En effet, si une personne est traitée par lithium dès 2000, développe un cancer en 2002 et décède 1 an plus tard, il y a nettement moins de chance qu’elle ait eu recours à un anticonvulsivant sur un délai si cours. La probabilité de se voir classer au sein du groupe traitement mixte est bien moindre que si elle avait survécu jusqu’à 2009 (dernière année de l’étude) ! C’est un biais de sélection.

Idem pour la constitution des groupes d’individus selon la dose cumulée de lithium absorbée. Le fait de développer un cancer (et d’en mourir …) induit de fait l’arrêt du traitement. Cela impacte donc sur la quantité de médicament totale prise par le sujet. Comme les individus sont classés par rapport à leur utilisation totale de lithium sur toute la période de l’essai, on va déplacer (à tord) les cas de cancer vers les strates à faible consommation médicamenteuse. Les sujets appartenant aux catégories à exposition élevée sont peu susceptibles d’avoir développé un cancer, puisque c’est l’absence de cancer qui permet de vivre plus longtemps ! Leur survie jusqu’à la fin de l’étude leur permet d’entrer dans les strates d’échantillon à forte utilisation de médicaments.

L’interprétation réelle des résultats de l’étude est, de fait, extrêmement délicate.

Une incompatibilité avec des connaissances en oncologie

Le Dr Pottegård souligne que ce médicament ferait preuve d’un fort effet de diminution global du risque de cancer (tout type confondu). Cela irait à l’encontre de nos connaissances actuelles sur le cancer, comme maladie très hétérogène.

Une telle action sur les différents types de cancer n’est, selon lui, tout simplement pas biologiquement plausible.

 

 

En conclusion

 

On est donc bien loin de pouvoir attribuer au lithium un statut de prévention dans la lutte contre les cancers. Il est courant d’observer des titres racoleurs pour introduire des articles médicaux sans fondement, au sein des médias généralistes. Il est préoccupant que des revues spécialisées de renom publient des études aux conclusions si peu exploitables.

L’énumération de ces biais méthodologiques et statistiques peut paraitre relativement indigeste et bien ennuyeuse. Elle reste pourtant nécessaire. C’est le seul moyen de pondérer le crédit à accorder aux informations dites « scientifiques » qui nous parviennent régulièrement. 

Choisirunmedecin en livre ici une nouvelle illustration. Espérons que cela ne découragera pas les lecteurs sceptiques mais les encouragera, au contraire, à cultiver l’Art du doute… fut-ce même à l’aide de glyphosate. ?